Je ne suis pas un missile
- Séverin Duc
- 16 mai 2017
- 3 min de lecture
100' édition du Giro d’Italia.
3609 km à travers l'Italie.
21 étapes le cul vissé sur la selle.
Objectif : maillot rose.
Cagliari, le 6 mai 2017, Fernando Gaviria, puissant coureur colombien âgé de 22 ans, emporte la 3' étape avec la plus grande des vitesses. À l'issue de la 5' étape, il double la mise, s'empare et se pare du maillot rose de leader. Entre temps, à Palerme, au départ de la 4' étape, certains journalistes sportifs fétichistes des surnoms ronflants ne se privent pas de rappeler le surnom de Gaviria : el misil de Antioquia.
Le missile d’Antioquia, du nom de cette province colombienne dont la capitale est Medellin, fief historique du narcotrafiquant Pablo Emilio Escobar Gaviria (dont le deuxième nom, d'origine basque, est plutôt répandu en Colombie). Entre mille, au lendemain de la 3' étape, fidèle à son emphase, le journal Marca ouvre le piège avec délectation : « [l'équipe] QuickStep lance son premier 'Missile' Gaviria ».
Dès lors qu'un surnom est donné, le nom et le prénom s'effacent devant l'imaginaire collectif, au profit d'une représentation fantasmée. L'individu tombe en captivité d'une métaphore et perd sa singularité. Son rapport au collectif est nié au profit d'une image réductrice et méprisante sous couvert d'emphase. Combien de footballeurs africains sont-ils considérés comme des « forces de la nature » ? Gaviria se retrouve noyé dans une autre case bien précise de l'univers mental occidental : Colombien et puissant, donc nécessairement battant, violent et belliqueux. Il est victime d'une pratique bien courante sous nos tropiques : la taxinomie, à savoir la dénomination et la classification des êtres vivants.
Un champion cycliste qui n'a rien demandé est affublé de propriétés relatives à son être, devient un « missile », qui plus est de la supposée redoutable province Antioquia. Les images se superposent au profit de la plus fascinante et de la plus terrifiante. Par goût de la métaphore facile et clinquante, sans aucune esprit de responsabilité, certains relient exploits sportifs et hyper-violence, victoire et pulsion de mort. Rien de très original, mais particulièrement blessant pour le destinataire du surnom qui, en tant que citoyen colombien, est la première victime d'un système de domination violent.
Cependant, l'affaire ne s'arrête pas là.
Vivant dans sa chair la violence du surnom qu'on lui marque sur le flanc, Fernando Gaviria réagit le 7 mai 2017, comme rarement les sportifs osent le faire : « Je n’aime pas le surnom de missile, cela renvoie à la guerre. La Colombie est déjà un pays critiqué pour la guerre, les armes, le conflit armé. Dans le sport, nous essayons de changer cette vision ». (Eurosport.fr). En quelques mots simples, Gaviria verbalise le problème, réfute le surnom, inverse le processus et démonte les ressorts de la métaphore. En somme, il reprend la main sur son nom et sa singularité, c'est-à-dire sa liberté.

Or, plutôt que de mettre fin au jeu des représentations, le cycliste achève ses propos par une phrase les contredisant parfaitement : « La Colombie est un pays comme les autres, ce n’est pas un pays du Tiers-monde ». Souhaitant redorer le blason de sa nation, le cycliste emploie, hélas, les mêmes outils que ceux qu’il dénonce : le mépris catégorique, la généralisation abusive et, par là même, la fermeture des possibles.

Pour finir ce papier, je recommande chaudement Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie, très bel ouvrage de Jacobo Grajales. Fascinante plongée dans l'univers trouble des paramilitaires, jointure violente entre l'Etat et la société. Pour les auditifs, voici une interview de Grajales sur France Inter.
Séverin Duc
Comments