Un maître-horloger à l'Elysée ?
- Séverin Duc
- 23 mai 2017
- 4 min de lecture
Lundi 16 mai 2017.
Psychodrame sur la parvis de l'Elysée.
Journalistes haletants et angoissés.
Mais quand donc connaîtrons-nous le nouveau Premier ministre ?
Un homme vient.
Il est grand de morgue.
Il parle 12 secondes.
Il part.
L'exécutif vient de flageller les crépitants porteurs de flash.

Mercredi 18 mai 2017.
Psychodrame sur le parvis de l'Elysée.
Journalistes haletants et angoissés.
Mais quand donc connaîtrons-nous le nouveau gouvernement ?
Le même homme vient.
Il est toujours grand de morgue.
Il offre une vingtaine de noms aux affamés.
Il part.

Un mois plus tôt, 6 avril 2017.
France 2, Plateau d'Emission politique.
Emmanuel Macron se pare d'un étrange épithète : «Je resterai le maître des horloges, il faudra vous y habituer, j’ai toujours fait ainsi. Je ne vais pas sauter pour aller devant les caméras parce que Mme Le Pen va devant les caméras ». Dès septembre 2016, refusant d'annoncer sa candidature, Emmanuel Macron se qualifiait déjà comme tel. Dès le mois suivant, Sophie de Ravinel reprend l'expression à son compte dans Le Figaro. En décembre, c'est au tour de François Hollande de retenir les chevaux du temps avant l'annonce de son renoncement. Plus étonnant encore, en janvier 2017, dans les feuillets des Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, Dominique Rousseau considère ce dernier comme le maître des horloges.

Parvenu au pouvoir, Emmanuel Macron traduit sa pensée en actes. Les annonces du premier ministre et du gouvernement sont prononcées après une manière de faux suspense. De plus belle, les rédactions s'emparent d'une expression qui semble si apte à rendre compte de la nouveauté de l'action. L'expression navigue depuis longtemps : il faut la ramener au port pour que, mise en cale, elle soit inspectée. Sans remonter au très classique « grand horloger » de Voltaire, un peu d'investigation et la brève d'Amélie James nous mènent au livre Philippe Delmas, Maître des horloges. Modernité de l'action publique, publié en 1991.

Lisons ensemble un des (brillants) comptes-rendus accompagnant la sortie de l'ouvrage. A contrario de L'Etat brancardier d'Elie Cohen, Philippe Delmas s'efforce de « mettre en évidence la modernité paradoxale de l'action publique et affirmer, contre les dérives néo-libérales, la nécessité de l'Etat dans les sociétés industrielles ». L'Etat serait alors « gardien des horloges, le pourvoyeur de la lenteur nécessaire, inaccessible aux marchés parce que contraire à la rapidité qui fait leur force ». Maître ? Gardien ? Pourvoyeur ? Il faut choisir ! Non seulement, Delmas ne fixe pas complètement sa métaphore, mais, pour ce qui nous intéresse, Macron la tord et la réemploie à sa guise. Le tout au profit d'un usage tactique : tenir l'ivre mouvement médiatique à distance du (de son) pouvoir.

Il faut dire que la breakingnewsation des chaînes d'information est une fuite en avant, un à-bout-de-souffle continu, en permanence sur l'arête, entre le vide et le vide, avec parfois, sur la saillance, ô joie, un grand drame. De préférence un attentat, un meurtre, un procès. Et quand rien ne se passe, on dit qu'il va se passer quelque chose. Et si toujours rien ne se passe, on va se demander pourquoi il ne se passe rien. Et s'il ne passe rien, on va quand même envoyer une escadrille devant les grilles de l'Elysée. Ereintés, les journalistes du fait continu s'autocapturent autant qu'ils capturent notre rythme au réel, s'impose et nous impose une vision du monde chaotique et cataclysmique, se mettent et nous mettent face au néant infini du hamster tournicotant dans sa roue. C'est certainement mu par un certain désir d'affranchissement que, le 6 avril, Emmanuel Macron s'est proclamé «maître des horloges » en affirmant un vibrant, nécessaire et salutaire « Je ne vais pas sauter pour aller devant les caméras parce que Mme Le Pen va devant les caméras ».

Si l'on comprend bien l'usage tactique de la notion, il est nécessaire, en retour, de questionner l'usage politique de cette métaphore. Proclamer le désir de maîtriser les horloges et le temps qu'elles mesurent, c'est envoyer un signal, conscient ou non, à son entourage, aux cercles médiatiques et aux citoyen(ne)s. En termes d'exercice du pouvoir, la proclamation d'une maîtrise des horloges laisse songeur. Nécessaire, salutaire et vitale, pourquoi donc la prise de distance vis-à-vis du cirque médiatique devrait prendre le nom d'une maîtrise des horloges, voire une remise à l'heure des horloges. Or, ce retrait hors du temps commun recèle un risque de rigidification face à la houle du réel, ses inattendus, ses obstacles, ses oppositions, ses blocages. Autoproclamé gardien, maître ou horloger au détriment de l'agilité et de la capacité d'adaptation, le pouvoir devient puissance isolée, froide, distante et cassante. Au risque que les citoyen(ne)s lui rappellent qu'ils ne sont pas des « horloges » que l'on remonte.

L'homme ou la femme de pouvoir comme l'historien(ne) doivent se garder des pièges que les mots leur tend. La maîtrise des horloges, quelle belle formule, si forte, si persuasive qu'il est difficile de se retenir de l'employer ! Cependant, le mot libère la pensée autant qu'il la maintient en captivité. Investir le champ de la parole, dire un mot, c'est contraindre les autres à l'employer autant que s'auto-limiter. Sans recul critique, les mots nous dominent toutes et tous. Sans esprit critique, nous sommes mués en instances de validation, en chambres d'enregistrement de la phraséologie politique.
À tout crin et de façon très pragmatique, il s'agit de s'emparer du creuset d'imaginaire et d'idéologie que constitue les métaphores du pouvoir de gauche comme de droite, qu'il soit ni de gauche ni de droite, ni de gauche ni de gauche ou ni de droite ni de droite.
Dans toutes les directions, ne pas opiner devant la force des mots mais leur en opposer d'autres et, par exigence, briser les nôtres avec d'autres encore. Parce que le mal n'est pas partout, il faut redoubler de vigilance critique.
Bref, placer la barre toujours plus haut pour ne pas avoir à baisser la tête devant lesdits maîtres des mots... et des horloges.
Au soir de ce papier, une recommandation de lecture: les Pensées de Marc-Aurèle. A la fin du IIe s. ap. J.C., un empereur-philosophe questionne son rapport au monde, au pouvoir, aux hommes et à la mort. Figure de haut-vol en des temps troublés, il considérait que le pouvoir suprême ne devait sa force qu'à l'humilité et la pondération de son détenteur. Au creux de cette contradiction résidait, d'après lui, le bon gouvernement de l'humanité.
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