De Che Guevara à Daech...
- P2V2H
- 1 juil. 2017
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...ou l'impossibilité de soulever les masses par la violence.

Les sociétés humaines ont tendance à répéter certaines façons de percevoir le réel et de désirer le transformer. Or, le second XXe siècle et le nôtre actuel sont riches en tentatives violentes pour y parvenir. En lisant "Guérillas. Du Vietnam à l'Irak" de Gérard Chaliand, historien spécialiste en stratégie, il m'est apparu quelques points utiles pour comprendre l'échec cuisant que subit Daech en Europe. Pour ce faire, j'ai souhaité mettre en avant la fameuse théorie du foco ou "foyer révolutionnaire". Certains théoriciens de la guérilla, comme Régis Debray ont pu croire, dans les années 1960-1970, à l'efficacité politique d'une avant-garde ultra-violente à l'encontre d'un régime hostile et en direction d'une partie de la population supposée réceptive aux idées subversives. En ce sens, Debray réactualisait un vieux schéma marxiste-léniniste estimant que la violence anti-bourgeoise allait "révéler" aux prolétaires qu'ils constituaient une classe unique. Réveillé par sa prise de conscience et son union par le combat, le peuple se soulèverait, renverserait la classe des oppresseurs et tendrait vers le but suprême : "se faire État", selon la terminologie d'Antonio Gramsci.

Après guerre, hormis Cuba en 1959 et au contraire de la monnaie courante des putschs militaires, bien rares ont été les changements de régime par l'insurrection "par le bas". Les échecs répétés culminèrent avec la mort du Che Guevara dans une prétentieuse et absurde tentative de mettre la Bolivie en état d'insurrection révolutionnaire (1967). Comme éléments de réponse, les militants d'avant-garde ne voyaient que les mains conjointes des "sociaux-traîtres", des forces réactionnaires et de la CIA. Pour partie, ils avaient raison, pour l'autre, ils étaient aussi les prisonniers volontaires de leur violence, au point de s'auto-condamner à mort.

De nos jours, en termes de recours à la violence politique, de foi en des masses supposées opprimées et qui attendraient l'éclair de l'attentat pour prendre les armes, les pratiques terroristes de l'Etat islamique en Europe semblent être un nouvel avatar du rêve d'un basculement d'une population dans la violence exterminatrice (ici musulmane, en Europe). Or, comme le guevarisme, la cause islamiste en Europe est dans une impasse. En dépit des mises en scène médiatiques, disons-le trivialement, "ça ne prend pas" car on n'emporte pas un État millénaire avec un camion-bélier. Si cela n'était pas tragiquement mortel, ce serait pathétiquement ridicule.

Les violences djihadistes à l'encontre des "mécréants" (chrétiens comme mauvais musulmans) auraient dû conduire ces mêmes mécréants à frapper collectivement et massivement les "bons musulmans". L'ensemble de la population aurait dû se binariser par la religion et dans la violence. Un dialogue destructeur entre terrorisme musulman et vengeance chrétienne aurait dû s'enclencher jusqu'à la destruction totale des "croisés" par les "djihadistes". Une tornade auto-alimentée par les vengeances réciproques aurait dû avoir raison des populations chrétiennes exterminées par celles musulmanes. Bref, en toute fin, place nette aurait été faite pour que les musulmans se "fassent Etat", c'est-à-dire établissent, enfin, une province européenne d'un Califat mondial. Or, de tout cela, il n'a rien été et Daech en Europe sera bientôt un sujet d'histoire. Au Moyen-Orient, c'est différent, mais c'est une autre histoire.

A l'instar des piteuses guérillas marxistes-léninistes d'Amerique du Sud, les cellules européennes de l'Etat Islamique (bien plus faibles numériquement, il est vrai) étaient vouées à l'échec pour des raisons structurelles. Parmi de nombreuses autres, en voici trois capitales qui, d'une certaine façon, rassurent quant à la relativement faible capacité de nuisance du djihadisme en Europe : 1/ Arrogante prétention d'un petit groupe à se croire avant-garde détenant la Vérité du monde, mais donc incapacité génétique à devenir mouvement de masse. Du reste, les islamistes se croient avant-garde alors qu'ils sont des soldats d'infortune. Enfin, l'imaginaire djihadiste est tellement déconnecté des réalités objectives de l'Europe qu'il est voué à ne pas "prendre racine".
2/ Catégorisation rigide des groupes sociaux à partir d'un unique critère (économique, social, religieux...). On retrouve ici le mépris de la complexité des identités individuelles et le fantasme d'un terreau propice à la révolte (qui n'existe absolument pas). En effet, l'écrasante majorité des "Français, qui se trouvent par ailleurs de confession musulmane" (je préfère cette expression à celle de "musulmans de France") conçoivent l'islam d'une manière adulte et responsable. 3/ Recours à la violence supposé comme efficace politiquement. On distingue ici la foi en la capacité de celle-ci à transformer le réel, les rapports sociaux et l'ordre politique. Or, cette violence est largement hors champ du politique en France, depuis 1945, au moins. Ce vecteur est donc condamné à finir en trou noir, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Pour aller plus loin, je conseille vivement le fascinant et déjà cité "Guérillas" (Hachette Littérature, 2008). Gérard Chaliand y regroupe quarante années d'analyse relatives aux nombreuses insurrections qui ont secoué le monde : Algérie, Viet-Nâm, Pérou, Colombie, Palestine, Afghanistan, Afriques, Kurdistan, et bien-sûr Irak. De quoi constituer une lecture de plage sans nulle autre pareil et de briller aux dîners du Club Med'.
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